Tous hypersensibles ? * |
Il s'agit d'une nature, d'un tempérament et, pourquoi pas d'un trait de caractère. Concrètement, l'hypersensibilité désigne le plus souvent soit une intense réceptivité, soit une forte émotivité, soit une grande expressivité. Elle est liée à la sympathie, à l'empathie et à la compassion. Elle est indissociable de l'intuition, de la créativité et d'une importante disposition à ressentir, à vivre ses sentiments.
Le petit humain naît avec une potentialité à la sensibilité. Celle-ci se développe plus ou moins nettement, et de façon plus ou moins favorable en fonction des circonstances de sa vie, de sa relation avec ses proches et de son histoire. Son environnement l'aidera, ou pas, à accepter sa sensibilité, à la développer et à bien la vivre...
L'hypersensibilité psychique est liée non seulement à notre histoire depuis notre conception, mais aussi à notre façon particulière de percevoir et de répondre aux événements. Elle dépend donc de notre environnement et des situations que nous vivons. Un enfant peut être déjà très sensible à sa naissance, notamment si la vie intra-utérine a été difficile pour lui ou pour sa mère ou pour un proche de la mère. L'hypersensibilité se développe depuis la vie intra-utérine et la naissance à partir d'une disposition plus ou moins grande à la sensibilité et surtout à la façon dont les proches vont ou ne vont pas l'accepter. Un enfant très sensible qui grandit dans une famille qui accueille, favorise et valorise la sensibilité sera à l'aise avec ses ressentis, alors qu'ils deviendront difficiles à vivre et perturbants dans un environnement différent.
Nous sommes plus sensibles, plus à vif dans certaines circonstances : période de deuil, suite à des attentats, lors d'une maladie grave, d'un déménagement, d'une rupture, d'un licenciement, pour les femmes, pendant la grossesse, à la ménopause, dans les moments d'épuisement et de burn-out, de conflits au travail, ou de dépression.
Dans ces cas, l'hypersensibilité est transitoire, elle ne dure qu'un certain temps. En vieillissant, certaines personnes deviennent beaucoup plus sensibles.
Toute sensibilité, même très vive, est relative. Il n'existe pas de critère absolu pour la mesurer. Il en est de même pour l'hypersensibilité. Une sensibilité pourra paraître excessive ou extrême à l'un, et habituelle ou naturelle à l'autre.
Les critères d'évaluation dépendent donc d'un certain nombre de facteurs très personnels :
- La souffrance et ce qui semble supportable ou insupportable.
- Les convenances et les conventions du milieu familial ou social : ce qui se dit et se fait contre ce qui ne se dit pas, ne se fait pas, ce qui est considéré comme ridicule, indécent ou choquant.
- Les coutumes, les préjugés, les habitudes.
La psychanalyse s'intéresse au sujet humain, à ce qu'il vit, ressent, pense et exprime. A partir de ma pratique, je peux affirmer qu'il existe beaucoup plus de personnes très sensibles qu'il n'y paraît. En comptant les personnes qui ont vécu un passage de sensibilité très vive, je dirais qu'une personne sur deux aujourd'hui est concernée ou a été concernée par l'hypersensibilité. C'est énorme et cela veut dire qu'il s'agit désormais d'un phénomène de société dont il est vital de tenir compte.
En fait, le décalage entre ce qu'une personne ressent et ce que disent les autres peut être source de confusion, voire de souffrance et de détresse. L'expérience sensible d'une situation vécue peut entrer en conflit avec les interprétations sur la réalité affirmées par l'environnement, les prétendus "experts", les médias, etc. Ce conflit est douloureux parce qu'il pourrait laisser croire que nous aurions à renoncer à notre sensibilité pour nous conformer aux idées des autres, surtout si elles sont répandues. A mon avis, il est vital au contraire de rester centré sur ses propres perceptions même si elles ne correspondent pas aux propos des autres.
Nous sommes dans une société en crise économique ; les couples se font et se défont ; la télévision déverse des informations d'une violence inouïe, etc. Tout cela expose effectivement à beaucoup de souffrances, car la déréalisation et la désincarnation de la communication du fait des techniques virtuelles ne fait que renforcer les manques fondamentaux de l'être humain : attention, bienveillance, amitié, amour, mais aussi considération, respect et reconnaissance.
Oui, la vie était plus lente, plus douce, plus facile durant les Trente Glorieuses, c'est évident. Sans oublier la pression énorme au travail, dans le couple, jusque dans l'intimité et la sexualité, les obligations de performance, y compris dans le refus de vieillir. Tous ces facteurs nous rendent de plus en plus vulnérables. Le nombre de personnes hypersensibles augmente donc considérablement.
Il s'agit d'un phénomène réel, de plus en plus répandu. Pour la première fois depuis longtemps, la tendance n'est plus à stigmatiser le mal hors de soi, mais à reconnaître et accueillir le mal-être et le malaise en soi. Il s'agit d'une révolution importante. Nous n'en voyons que le début et je souhaite vivement qu'elle s'amplifie. Il est absolument nécessaire de partir de soi pour se transformer et mieux vivre son quotidien, ses aspirations, ses amitiés et ses amours, sa vie familiale, professionnelle et culturelle, pour pouvoir aussi s'intéresser à autrui et redevenir solidaires.
Notre société en crise est malade, car la crise est avant tout humaine, sociale, culturelle, intellectuelle et spirituelle. C'est aussi une crise de la relation. Tout "pathologiser" est, non seulement une nouvelle forme de morale, mais surtout une défense extrême : il s'agit de désigner le mal hors de soi, la maladie chez l'autre, le trouble chez son voisin, etc. Cette vogue ne pourra pas durer, car elle est injustifiée et proprement insupportable, cause de bien des souffrances et d'abus de pouvoir sur autrui. Elle ne fait que renforcer la vulnérabilité et la fragilité des personnes sensibles et sincères. L'augmentation du nombre de personnes hypersensibles découle aussi de facteurs sociaux et culturels comme l'accroissement de l'atomisation de la société, l'individualisme de plus en plus forcené, la tension extrême vers la performance et le délitement du lien social, de la solidarité et des communautés d'entraide. Esseulé, isolé, perdu, en perte de repères, en proie aux doutes, souvent moqué ou ridiculisé, fréquemment critiqué et remis en cause, l'individu déboussolé est de plus en plus à vif.
Christophe Miossec, auteur compositeur, déclarait sur France Musique : "En vieillissant, ma sensibilité est de plus en plus exacerbée... Je ne supporte plus la violence des obligations sociales. J'ai besoin de solitude."Tous les artistes que je connais (musiciens, peintres, acteurs, danseurs, chanteurs, cinéastes, écrivains) parlent de plus en plus ouvertement de leur immense sensibilité et de leur difficulté à la vivre. Là aussi, sans exagération, nous sommes à l'aube d'une nouvelle ère où de plus en plus de femmes et d'hommes, artistes ou non, commencent à parler de leur très grande sensibilité, sans honte et même avec fierté. C'est un formidable changement dont ne pouvons encore mesurer ni l'ampleur ni les conséquences bénéfiques qu'il entraîne avec lui.
*Saverio Tomasella, psychanalyste, auteur de "Hypersensibles", Ed. Eyrolles anime une journée sur l'hypersensibilité le 27 juin 2015 En savoir plus
Questions de Rebecca Benhamou, Journaliste
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