Michèle Freud
Se nourrir. Bouffer. Se goinfrer ou chipoter. Toujours le même acte, quotidien, nécessaire à notre survie, et si différent selon chacun. Profondément intime et pourtant lié aux autres et au monde. Autonomisante ou aliénante, la nourriture est bien plus qu'une denrée. En allaitant (même au biberon) son bébé, la mère le nourrit aussi de tendresse, d'amour. Mais, parfois, d'angoisse, d'ambivalence ou de dégoût. Et c'est pour cela que notre lien à la nourriture est si complexe. Révélateur de nos manques, de nos frustrations et de nos peurs, mais aussi de notre goût de vivre. Quand elle n'est pas, derrière le masque du "bon vivant", une drogue redoutable, et derrière celui du grignoter maniéré, un pur répulsif. Car elle prend alors toute la place dans leur tête et leur affect. Mais derrière cette obsession se cachent des souffrances que Michèle Freud, psychothérapeute, nous aide à découvrir.
"Je mangeais jusqu'à en être écoeurrée" |
"J'étais rassasiée après deux bouchées" |
"Comme ma mère, j'ai gavé mes enfants" |
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Sarah, 33 ans Sa nourriture d'enfant : "Ma mère nous servait souvent des surgelés. On ne l'intéressait pas vraiment. J'étais proche de mon père, un homme brillant que je voulais à tout prix satisfaire. Je me nourrissais en nourrissant son désir !" Son obsession : "Tout a commencé par un régime pour perdre 3 kilos. J'avais 20 ans. Je les ai perdus, repris, reperdus... pendant quatre ans. J'alternais trois jours de régime draconien et trois jours de laisser-aller total où je me goinfrais jusqu'à l'écoeurement afin d'éliminer, en vain, ce besoin de nourriture. J'ai réussi à manger normalement en entrant dans la vie active et en quittant mes parents. J'avais trouvé un équilibre." Ce qu'en dit la psy Sarah souffre de cette absence de relation avec sa mère, une relation froide, à l'image des "surgelés" qu'elle évoque. La frénésie alimentaire sert de coupecircuit émotionnel, de compensation à un sentiment de détresse et de solitude. Sarah est encore dans cette recherche de fusion qui créé cette fragilité de l'identité et un mauvais discernement des sensations physiques, une confusion entre le dedans et le dehors, le moi et le non-moi. La nourriture est "l'ersatz" de la mère. De plus, ce "désir de père", dont elle se nourrit, elle le vit entre culpabilité (trop-plein) et expiation (vide). C'est en se séparant physiquement des parents que la séparation symbolique a pu se faire. |
Isabelle, 38 ans Sa nourriture d'enfant : "Ma mère ne nous faisait pas à manger. A midi, on ouvrait une boîte de conserve. Le soir, elle compensait par une plâtrée macrobiotique: des céréales complètes où flottaient des légumes. Elle avait souffert elle-même d'un manque de nourriture intellectuelle et, du coup, sur ce plan, on a été largement servies !" Ce qu'en dit la psy Isabelle rejette, dans un désir d'autonomie, le besoin fusionnel qu'elle a de sa mère. Faute d'avoir su tisser un lien suffisamment confiant, celle-ci ne rend pas la séparation possible. Ce qui empêche Isabelle de s'investir dans une autre relation : refuser la nourriture, c'est aussi, symboliquement, refuser le lien, d'où son sentiment de culpabilité. Comme dans toute forme d'anorexie, l'intellect (pour elle, le domaine de fusion possible avec la mère) est très idéalisé. A noter aussi que le végétarisme est une sorte de peur du cannibalisme propre à l'anorexique : la peur d'être dévorée. |
Anne, 44 ans Sa nourriture d'enfant : "Quand j'étais petite, tout tournait autour de la nourriture. Ma mère passait ses journées à nous concocter des petits plats. Dès le matin, elle s'inquiétait de ce que j'avais dans le ventre et me remplissait les poches d'en-cas. J'étais gavée de nourriture, en mots et en acte. C'était le seul lien que j'avais avec elle." Son obsession : "Devenue mère, j'ai fait la même chose avec mes enfants. Lorsqu'un de mes enfants refusait de manger, savoir qu'il avait le ventre vide m'était insupportable. Quand mon fils régurgitait, j'allais parfois jusqu'à le gifler." Ce qu'en dit la psy Par peur du manque d amour, Anne nie ses propres besoins et fait sien le désir de sa mère. Pour elle, "le ventre vide" a une signification très anxiogène. Sa mère, devançant toutes ses attentes, ne lui a pas permis de faire face à la frustration. Elle rejoue le même scénario de la mère surprotectrice, toute puissante et directive et utilise la nourriture en étouffant chez ses enfants toute manifestation émotionnelle et toute velléité d'individuation, empêchant ainsi leur apprentissage de l'autonomie. La nourriture est pour elle la réponse polyvalente à toute demande. Lorsque son fils régurgite, elle a une peur panique d'être elle-même rejetée. Ne sachant interpréter les autres besoins de ses enfants (besoin de contact, de paroles), elle répond par un don de nourriture. |
Cécile Dollé
Article paru dans le n°1024 du 10/05/2004